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Une douleur sans remède
Article mis en ligne le 22 septembre 2017

L’un est basé à Dacca et l’autre à New Delhi. L’un est reporter texte et l’autre reporter d’images. Et tous deux se sont retrouvés face au drame des réfugiés rohingyas. Pour Sam Jahan, c’est une peine qu’aucun médicament ne soulagera, et pour Agnes Bun, l’écho d’un drame familial trouvant son origine dans le génocide cambodgien.

Une peine que rien ne peut soulager
Par Sam Jahan.

L’appel est tombé à quatre heures du matin le 25 août. D’un Rohingya habitant Cox’s Bazar, près de la frontière birmane, que j’avais rencontré après un exode de déplacés musulmans au Bangladesh en octobre-novembre derniers.
 « Assalam Aleikhoum, Kamal, comment va ? », ai-je répondu d’une voix ensommeillée.
 « Monsieur ! Ils brûlent tout…. Ils nous tuent. Je pars pour la Birmanie pour ramener mes proches. S’il vous plaît, informez le monde de cette oppression et priez pour nous ! » a jeté mon interlocuteur d’une voix essoufflée avant de raccrocher.
Je n’ai plus entendu parler de lui depuis. (...)

La nouvelle d’une attaque de rebelles rohingya contre un poste militaire birman a servi de déclencheur. Je me suis envolé pour Cox’s Bazar avec un carnet de notes, un magnétophone, ma caméra et un sachet d’antalgiques. (...)

Je n’avais jamais assisté à une chose pareille, directement sous mes yeux. Après un moment le commandant de la zone frontière m’a dit qu’il voulait que je l’interviewe à nouveau. Et a délivré un message sans ambiguïté sur ce qui se passait.
"Ils ont tiré sur les civils, pour la plupart des femmes et des enfants, qui se cachaient dans les collines près de la frontière", a dit Manzurul Hassan.
Il paraissait aussi envahi par l’émotion que je l’étais.
Le jour suivant je me suis rendu près de la frontière, où étaient parqués environ 500 Rohingyas, dans une clairière, sous la surveillance des garde-frontière du Bangladesh. (...)

Des dizaines de milliers d’enfants rohingyas sont réfugiés au Bangladesh, sur le bord des routes, dans les collines, en manque d’eau, de nourriture et d’un abri. Je me suis retenu d’en aider un, en sachant que je serai submergé par le nombre, car tous sont dans un besoin pressant de l’essentiel.
Quand j’ai glissé discrètement, via le chauffeur Siddik, un billet de 50 taka à un enfant, il m’a dit qu’il voulait acheter du riz. Et que sa mère souffrait de diarrhée.
Les réfugiés déféquaient en plein air, sans autre solution, et buvaient l’eau d’où qu’elle provienne. J’ai compris qu’une épidémie paraissait inévitable. La plupart des enfants souffraient d’affections respiratoires, à cause de l’alternance de pluies et de soleil. J’ai donné au garçon une ration de médicaments contre la diarrhée et de solution saline pour sa mère, sans grand espoir que cela suffise.

Le jour suivant je suis allé à l’extrémité méridionale du pays, Shah Porir Dwip, où des déplacés rohingyas continuaient d’arriver en barques. Beaucoup de morts flottaient dans l’eau. Sous une pluie battante, les réfugiés ont embarqué dans des camions, en direction de camps d’accueil.(...)

e me suis senti impuissant. J’ai perdu mon sang-froid et j’ai fondu en larmes. Je sentais quelque chose me blesser de l’intérieur. J’ai toujours eu pitié des enfants dans de telles situations mais la rencontre avec cette petite orpheline m’a touché plus profondément. Sur le moment, tout ce que j’ai trouvé à faire a été de prier Dieu qu’elle soit en sureté. Et j’ai vraiment espéré que cette prière fonctionne.
J’ai été à nouveau absorbé par le travail, mais je n’ai pas eu beaucoup de répit sur le plan émotionnel. J’ai rencontré Azizul, un jeune garçon, 15 ans, victime d’une mine anti-personnel.

Il avait perdu les deux jambes et une partie du ventre. (...)

Et bien au-dessus de tout çà, bien loin, il y a des plans, des politiques, des stratégies qui se jouent dans l’arène diplomatique. Quant à nous, journalistes, nous couvrons sans relâche l’actualité, même si je me demande jusqu’à quel point cette activité peut avoir un sens ! (...)

Je suis arrivé à soulager mes douleurs au dos avec des médicaments, mais je me demande s’il existe pour guérir mon esprit après tout ce que j’ai vu ces derniers jours. (...)

Je me souviendrai à vie de ses cris de douleur
Par Agnes Bun

Azizul avait quinze ans. Réfugié rohingya, il traversait la frontière entre la Birmanie et le Bangladesh avec ses parents, son frère et ses deux soeurs lorsqu’il a sauté sur une mine. Les jambes emportées, il est arrivé au Bangladesh, pour y mourir un peu plus tard dans un lit d’hôpital, entouré d’autres réfugiés rohingyas, également blessés lors d’un périple durant lequel ils ont dû risquer leur vie pour espérer la sauver. (...)

En tant que journaliste vidéo pour l’AFP, j’ai couvert les conséquences d’un typhon, d’une guerre, d’un séisme, et de plusieurs inondations. A chaque catastrophe, des visages s’impriment en moi, une forme de souffrance en relief inversé qui écrase les tripes jusqu’à en pleurer.
Mais cette fois, couvrir la crise des réfugiés rohingyas pendant une semaine est allé au-delà d’une expérience d’empathie extrême. Ces familles entières déracinées dont je croisais le regard effaré, ou vide, ou voilé par l’incompréhension de la haine qui soudain s’est abattue sur eux, ces familles-là, c’était la mienne, il y a moins d’un demi-siècle de cela. (...)

ces hordes de gamins seuls, à moitié nus, pleurant, vomissant, leurs parents perdus dans la confusion de la fuite ou tués, parfois devant leurs yeux écarquillés, plus jamais innocents. (...)

ce chaos permanent, qui est tel que parfois des réfugiés sont fauchés sur le bord de la route par des véhicules fonçant à une vitesse inconsidérée ; j’en ai vu un, âgé, se faire percuter et s’effondrer, la tête en sang. Mes collègues et moi avons poursuivi le camion coupable avec notre voiture, noté sa plaque d’immatriculation et immédiatement transmis le numéro à la police, qui a dit qu’elle allait suivre le dossier… Je n’ai pas grand espoir. (...)

Durant cette semaine passée au Bangladesh, j’ai filmé, le plus possible, pour montrer au monde ce qui se passe quand la folie des hommes jette sur la route des centaines de milliers de vies et les bouleverse à jamais.
Même si je n’ai pas moi-même connu le génocide cambodgien, cet évènement continue à peser sur ma vie et sur mes choix, notamment de carrière.

Alors cette fois, je crois que j’ai aussi un peu filmé pour moi, fille de survivants, et pour ma famille, pour mon père décédé trop tôt, qui aurait peut-être été fier de mes efforts pour attirer l’attention sur d’autres histoires comme la nôtre, à l’autre bout du monde. Ou peut-être, au contraire, aurait-il été horrifié de me voir replonger dans une tragédie similaire à celle dont il a toujours voulu me protéger.
Je ne le saurai jamais. (...)