
Dans un monde idéal, les ministres répondraient aux journalistes qui leur posent des questions. La réalité est tout autre : quand on travaille sur un sujet un peu sensible en France, il faut se battre pour tenter d’obtenir autre chose qu’un silence ou des représailles.
L’affaire Stanislas en est une parfaite illustration. En juin 2022, David Perrotin publie avec Lorrraine Poupon une enquête sur l’univers sexiste, homophobe et autoritaire du « meilleur » lycée de France. Il tente de faire réagir le ministère, qui renvoie vers le rectorat. Silence. Le Monde et Brut publient de nouvelles informations. Sans susciter plus de réactions.
« Le ministre de l’éducation de l’époque, Pap Ndiaye, pleure au Sénat en évoquant le cas de Lucas, un adolescent qui s’est suicidé après un harcèlement homophobe. Mais il ne dit mot sur Stanislas où l’homophobie règne. J’angle alors un rebond sur cette contradiction », se souvient David Perrotin.
En février 2023, dans son article titré « Six mois de silence qui confinent à la lâcheté », il met la capture d’écran de tous les messages adressés au ministère et restés sans réponse. Dix jours plus tard, le ministre saisira enfin l’inspection. (...)
Le 11 janvier, Amélie Oudéa-Castéra est nommée ministre de l’éducation. Le journaliste Michel Deléan fait état d’une information qu’on lui a confiée : ses enfants seraient scolarisés à Stanislas.
Mathilde Goanec, qui dirige le pôle société et suit les questions d’éducation, David Perrotin et Ilyes Ramdani, qui couvre l’exécutif, tentent de confirmer et de préciser : le nombre d’enfants, leur situation. Ils y parviennent. À 20 h 20, des questions sont envoyées à la ministre. À 20 h 30, le cabinet accuse réception. « On revient vers vous. »
Mais de retour, il n’y aura pas. Relance est faite le lendemain matin à 11 heures. Ultime tentative à 12 h 30 : « On publie dans 15 minutes. » Silence radio. (...)
« On se fait accréditer. On prévient. Mais ils vont tout faire pour qu’on ne puisse pas poser de questions », rapporte Ilyes Ramdani. D’abord la visite du collège est « poolée ». Cela signifie que seuls quelques journalistes accompagnent les ministres pendant la visite de l’établissement. « Souvent, on tire au sort entre rédactions. Là, c’est Matignon qui a fait sa propre sélection. Pendant ce temps-là, on est parqués entre des barrières et des policiers. » (...)
Au bout de deux questions, un conseiller Matignon chuchote à l’oreille d’Ilyes Ramdani : « Laisse France Inter poser sa question et après, c’est toi. » France Inter pose sa question. Gabriel Attal répond. Ses conseillers ponctuent : « Merci, c’est fini. » Là, il faut « parler vite et fort ». Amélie Oudéa-Castéra l’entend, répond. C’est le crash.
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Parmi tous les sujets à déplier, récupérer – enfin – le rapport de l’inspection devient plus prioritaire que jamais.
David Perrotin arrose à peu près toutes les sources imaginables et finit par recevoir, le vendredi soir, le SMS d’un inconnu : « On me dit que vous cherchez le rapport. » David Perrotin ne saura jamais qui a prévenu cette personne, qui elle-même ne souhaite ni rencontrer le journaliste ni lui envoyer le rapport par voie numérique. Ce sera par voie postale et rien d’autre. (...)
À 17 h 30, le papier est prêt. On réduit le nombre de relectures, on presse les correcteurs et correctrices. À 18 heures, il est en ligne. Feu sur les réseaux sociaux !
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: il ne faut pas que le président puisse s’échapper facilement en évoquant la vie privée. On opte donc pour : « Trouvez-vous normal que l’État subventionne ce type d’établissement aux pratiques jugées contraires à la loi par l’inspection ? »
Encore faut-il réussir à poser la question. Quand on suit la conférence de presse sur une des très nombreuses chaînes de télévision qui retransmet l’événement, on aperçoit parfois Ilyes Ramdani à l’écran. Mais on ne perçoit pas qu’il pianote sans cesse des SMS à trois conseillers du président : « Je les bombarde. Quand Laurence Ferrari pose sa question pour CNews, je leur dis que ce serait bien de rééquilibrer. Quand une question est posée sur AOC, je leur dis que ce serait bien d’enchaîner. Je leur fais valoir que c’est notre histoire. Je tente d’accrocher un regard. Je lève désespérément la main. »
Rien n’y fait. Il est snobé, tout comme Libé, qui avait révélé le mensonge de la ministre sur les heures de cours non remplacées dans l’école publique de la rue Littré. Une coïncidence, sûrement. (...)
Si AOC sombre dans la tempête, Gabriel Attal passe entre les gouttes : « Il fait un déplacement par jour. Mais il réussit à tellement bien verrouiller sa communication qu’il n’a pas encore eu à répondre de ses actes dans cette histoire, regrette David Perrotin. C’est pourtant lui qui, quand il était ministre de l’éducation, a enterré le rapport. » S’en expliquera-t-il un jour ?