
Sous la pression des chiffres, le traitement des dossiers d’étrangers par la justice administrative se dégrade. Ce qui était urgent il y a quelques années ne l’est plus.
Pour qualifier l’état des dossiers d’étrangers qui défilent sur son bureau, Gaspard* ne trouve pas d’autre qualificatif que « kafkaïen ». Ces trois derniers jours, ce juge des référés a été saisi en urgence par une dizaine de personnes ayant demandé un renouvellement de titre de séjour « avec des bons dossiers et dans les bons délais ». La préfecture ne leur a pas donné de récépissé attestant qu’ils ont fait les démarches. (...)
« Ils se retrouvent en situation irrégulière. D’un coup, ils perdent tous leurs droits sociaux… Il y a cinq ans, personne ne voyait des situations pareilles, affirme-t-il. Avec la fermeture des guichets, on est devenus les seuls interlocuteurs. On gère un dysfonctionnement généralisé et organisé. » Entre 2020 et 2024, le nombre de décisions en référé rendues par les tribunaux est passé d’environ 31 000 à plus de 56 000. « Cette augmentation est due en immense majorité au contentieux du séjour », précise Gaspard.
« Pour absorber le flux de dossiers étrangers urgents entrants, les magistrats sont incités à recourir au maximum aux ordonnances de tri en considérant que la situation n’est pas urgente », explique Chloé*, une autre magistrate administrative. (...)
Aujourd’hui, « les préfectures font un recours de plus en plus systématique à la notion de menace à l’ordre public pour refuser des titres de séjour. Cela contribue à une augmentation importante du nombre de dossiers qu’on a devant nous », ajoute Thomas Giraud, magistrat administratif et président du syndicat Justice administrative collective et indépendante (Jaci). En 2024, avec 120 000 affaires, le contentieux des étrangers représentait 43 % des dossiers traités par les tribunaux administratifs (TA), d’après le rapport annuel du Conseil d’État. Soit 28 % de plus qu’en 2019. (...)
Il y a dans la juridiction administrative une pondération des dossiers des étrangers – qui existe aussi pour le droit social – par rapport aux dossiers « normaux », c’est-à-dire que les magistrats doivent consacrer aux dossiers d’étrangers la moitié du temps qu’ils consacrent aux autres dossiers.
« C’est une sorte de non-dit et en même temps tout le monde le sait : un dossier d’étranger, c’est 0,5. » (...)
« Les chefs de juridiction tentent de réduire à tout prix le nombre de dossiers en stock pour répondre aux objectifs assignés par le Conseil d’État », explique Thomas Giraud. (...)
Dans les tribunaux, le droit des étrangers, pourtant régulièrement soumis à des réformes, est considéré comme un contentieux facile, posant peu de questions juridiques. « Mais plus on passe de temps sur un dossier, plus les questions juridiques apparaissent », estiment de nombreux magistrats. (...)
« multiplication des procédures à juge unique ». C’est le cas notamment pour les transferts en procédure Dublin. Quand les empreintes digitales des demandeurs d’asile révèlent qu’ils sont arrivés par un autre pays de l’espace Schengen, les autorités édictent un arrêté de transfert vers cet État, qui peut être contesté devant le juge administratif. « C’est une procédure en quinze jours, et sans rapporteur public », explique Patricia. Pour la magistrate, ces procédures présentent un « risque d’erreur ou d’oubli. On a aucun filet de sécurité car on est seul ». (...)
Roman Sangue, avocat en droit des étrangers, le confirme : « C’est toujours nous qui devons tout prouver, notamment pour la menace à l’ordre public. C’est normalement l’administration qui doit prouver ce qu’elle allègue. » Comme d’autres de ses confrères, l’avocat a parfois l’impression « que certains magistrats ne lisent pas les requêtes » ou « veulent sauver la préfecture ».
Un sursaut
Patricia se rassure en voyant « l’engagement des nouvelles générations de magistrats pour défendre l’idée qu’on est les remparts de l’État de droit ». Une partie de ceux interrogés par Politis expliquent prendre sur leur temps personnel pour ne pas rendre une justice expéditive, parfois jusqu’au burn-out. « Mais même comme ça, il y a des dossiers sur lesquels on doit passer vite et accepter de prendre des risques sur la qualité des décisions », explique Gaspard.
Le problème, poursuit-il, c’est que « ce sont des choix individuels. (...)
Dans les tribunaux administratifs, la situation n’est pas près de s’améliorer. Si tous les magistrats ont des dossiers d’étrangers, « face au flux croissant de requêtes, il y a de plus en plus de chambres spécialisées qui ne font que du droit des étrangers », s’inquiète une magistrate. « Cela conduit à une justice de plus en plus expéditive », souffle Chloé. « Plus on a de dossiers, plus c’est dur de résister au sentiment de déjà-vu et de garder la fraîcheur nécessaire à l’examen du dossier », poursuit Patricia.
C’est après la loi asile et immigration de 2024 que le Jaci, nouveau syndicat de juges administratifs, a vu le jour. « Notre ambition, affirme Thomas Giraud, son président, est de sortir de la logique gestionnaire et d’affirmer l’égalité de tous, notamment des étrangers, devant la loi, tout en défendant les conditions de travail des juges. » De quoi espérer, peut-être, enrayer la dynamique à l’œuvre. (...)