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Basta !
Réparer un moteur, faire des semis, coudre un vêtement… l’écologie de la « débrouille rurale »
#alternatives #creativite #ecologie
Article mis en ligne le 3 janvier 2024

Fanny Hugues

Doctorante en sociologie à l’EHESS, sa thèse, en cours d’écriture, s’intéresse aux modes de vie sobres fondés sur la débrouille dans les milieux ruraux.

Basta ! : Votre travail de thèse en sociologie met au jour « les débrouilles rurales ». Qu’entendez-vous par là ?

Fanny Hugues : Cela fait référence à des modes de vie économes, sobres, qui se passent à la campagne et qui permettent de s’en sortir au quotidien avec peu de ressources financières [1]. Il existe plusieurs manières de se débrouiller en milieu rural en fonction de la manière dont sont assemblées certaines pratiques, selon les groupes sociaux identifiés : le fait de faire un potager ou son propre bois de chauffe, récupérer des vêtements, meubles et outils, bricoler au sens de « transformer des choses », réparer, autoconstruire sa maison, faire de « bonnes affaires »... Il s’agit aussi d’échanger de manière non marchande avec les gens de l’entourage en se prêtant des choses, en donnant, en échangeant.

Ces pratiques ne se limitent pas au sein de l’espace domestique (...)

Toutes les personnes rencontrées s’inscrivent dans un réseau de proximité et dans une économie d’entre-subsistance. (...)

Pour les femmes précarisées et les retraités agricoles qui vivent dans le coin dans lequel ils ont grandi, on peut parler de « maisonnée élargie » : c’est un réseau très réduit et très familial avec les parents ou les enfants. (...)

Pour les autres personnes qui ne sont pas originaires du coin, on se rapproche plus du « réseau par cause d’entraide » dans lequel chaque personne est davantage identifiée à un savoir-faire. (...)

Dans les deux cas, cela se traduit par de l’entraide non marchande (...)

Ces pratiques sont complètement orientées dans une logique de subsistance, à différents niveaux, et c’est ce qui lie les gens. (...)

Les pratiques des gens que j’ai rencontrés et que j’appelle « les modestes économes » sont pour la plupart mises en œuvre depuis qu’ils sont enfants. (...)

En fait, ces apprentissages permanents ont pris corps dans les socialisations primaires. Ils ne sont pas du tout formalisés en termes scolaires, mais passent énormément par le corps. Les personnes interrogées ont ainsi beaucoup observé les membres de leur famille faire. (...)

Ces apprentissages se font sans trop de distinction de genre dans l’enfance. (...)

Il faut noter que tout ce qui est fait n’est pas uniquement utilitaire. Il y a aussi de la créativité, de la fierté, de l’ingéniosité et de l’inventivité. (...)

Les pratiques des modestes économes reposent aussi sur un sens moral. Objectivement, ces modes de vie sont « écolos » dans la mesure où ils émettent peu de CO2. Mais pour elles et eux, ce n’est pas être « écolo » c’est « du bon sens ». Ce « bon sens économe », on le retrouve dans toutes les pratiques (...)

Les personnes interrogées ont des contraintes matérielles et économiques, mais considèrent plutôt bien s’en sortir et vivre bien. (...)

Le temps accordé au travail rémunéré passe après le temps accordé au travail de subsistance. On inverse le paradigme : plutôt que de « travailler pour payer toutes les dépenses », on se dit qu’on a besoin de temps pour mener à bien toutes les activités qu’on a à faire (...)

Ce temps est systématiquement jaugé. « Est-ce que ça vaut le coup de travailler de manière rémunérée pour acheter un stère de bois, ou est-ce qu’il vaut mieux que je le fasse moi-même au regard du temps que cela me prend et des compétences que je possède ? » (...)

L’argent gagné est « marqué » : il va servir à des dépenses spécifiques. Certains et certaines vont jusqu’à calculer l’argent dont ils ont besoin par an pour vivre bien. Le nombre d’heures travaillées est calculé par rapport aux dépenses. (...)

Grâce à cette économie domestique mise en place, ils peuvent vivre avec moins d’argent et mettent en place des formes de travail qui leur donnent une certaine liberté. (...)

Les modestes économes ne s’autodéfinissent pas comme « écolo » même si pour elles et eux, faire durer, ne pas jeter, faire son compost, récupérer l’eau pour la réutiliser, est quelque chose d’acquis depuis l’enfance. (...)

Quand ils parlent d’écologie, ça va être pour certaines une « écologie paysanne » tournée vers le respect de la terre (...)

Ils disent qu’ils ont toujours cultivé en « bio », mais sans l’appeler comme cela parce que c’est l’utilisation de pesticides qui n’est pas « normale ». Et ils se demandent pourquoi il faut apposer une nouvelle étiquette sur des pratiques qui existaient avant.

D’autres sont aussi critiques de l’écologie consumériste (...)

Ils n’y voient qu’un engagement de façade, une écologie « hors sol », alors qu’eux font de l’écologie pratique. (...)

L’écologie dominante n’est pas juste une écologie qui impose quelles sont les bonnes pratiques, c’est aussi une écologie qui moralise les classes populaires, qui dit qu’elles font mal en termes environnementaux et notamment à la campagne, qu’elles prennent trop leur voiture, qu’elles isolent mal leur maison... C’est aussi une écologie qui invisibilise ces pratiques.

Mon travail vise à attirer justement l’attention sur ces personnes-là qui font déjà énormément de choses. Leurs modes de vie, sans les romantiser, sont complètement viables dans le futur. (...)